Populariser l’enseignement du droit, de l’économie politique
et de l’économie sociale au xixe
siècle (1814-1914).
Jalons pour une recherche
Dossier Études sociales,
2020/2
(image source: BusinessInsider)
Ce dossier des Études sociales se situe à la croisée de
deux champs de recherches en pleine expansion : l’histoire de
l’enseignement du droit et de l’économie politique et/ou sociale d’une part, et
celui de l’histoire de l’éducation populaire de l’autre.
L’histoire de
l’éducation populaire, en premier lieu, longtemps cantonnée à une histoire
internaliste et mémorielle, s’est peu à peu abstraite de cette dimension
militante (Richez, 2004) pour se
faire davantage historienne, comme en témoignent un certain nombre de travaux
récents (Christen, 2013, 2014a et
2014b ; Besse et Christen, 2017). En second lieu,
l’histoire de l’enseignement de l’économie politique, matière introduite dans
les facultés
de droit en 1864 avant son autonomisation progressive, a fait l’objet d’une
thèse pionnière (Le Van-Lemesle, 2004).
Cet enseignement peut être saisi
à travers la dimension originelle que lui confère Walras (1879), qui s’apparente à « l’étude du mécanisme et des effets de la libre concurrence
absolue en matière d'échange, de production, de capitalisation ». Il
peut l’être tout autant à travers l’alternative qu’il lui oppose, l’économie
sociale, entendue comme la « recherche
des principes de justice suivant lesquels doit s'effectuer la répartition de la
richesse entre les individus et l'État par la propriété et l'impôt » (sur
ce concept, Lekéal, 2004). Quant à l’histoire
de l’enseignement juridique, elle s’est petit à petit extraite de l’histoire
des doctrines juridiques avec laquelle elle s’était longtemps confondue, pour
s’ouvrir à une socio-histoire ayant permis de nombreux progrès, comme en
témoigne la multiplication récente de travaux individuels et de projets
collectifs (pour un panorama, Audren,
2014).
Or, l’histoire de
l’enseignement du droit et de l’économie politique et/ou sociale a longtemps
privilégié l’enseignement supérieur, qu’il s’agisse des
universités ou des grandes écoles. Ce dossier propose ainsi de combler un vide
historiographique important : celui de l’enseignement populaire du droit et de l’économie politique et sociale
au xixe siècle. Ce
projet entend par conséquent prendre place au sein de la littérature déjà
existante relative à l’éducation populaire et s’appuyer sur ses acquis (pour un
panorama, Poujol, 1981). Malgré
son caractère polysémique (Martin,
2010 et Besse, Chateigner et Ihaddadene, 2016), l’éducation populaire recouvre en général
« toutes les formes d’éducation non
scolaire, souvent “complémentaires” de l’école, qui ciblent aussi bien les
enfants que les jeunes adultes appartenant aux milieux ouvriers et ruraux et
aux classes moyennes » (Martin,
2010). Il faut de ce point de vue distinguer l’éducation populaire de l’enseignement
technique ou professionnel. La première, se caractérisant par une dimension
non-utilitaire marquée (qui
reste cependant à évaluer plus finement), dispenserait des savoirs
civiques, politiques ou culturels, tandis que le second, défini comme « l’ensemble des dispositifs de
formation initiale destinés à préparer au monde du travail » (Lembré, 2017), privilégierait des
savoirs directement utiles dans le monde professionnel (Besse, Chateigner
et Ihaddadene, 2016). Même si les
frontières entre ces deux catégories ne sont naturellement pas parfaitement
étanches, seront exclus de ce dossier l’enseignement du droit et de l’économie politique
dans le cadre de formations professionnelles. Dans le sillage des travaux
récents consacrés aux littératures populaires du droit (Guerlain et Hakim,
à paraître), ce dossier se propose de poser quelques premiers jalons relatifs à
l’histoire de l’enseignement du droit et de l’économie politique et/ou sociale hors
du cadre scolaire au sens large (qu’il s’agisse de l’enseignement secondaire ou
supérieur), c’est-à-dire de s’intéresser à la vulgarisation de ces savoirs,
entendue comme leur transmission à un public profane.
Si
ce dossier entend s’appuyer sur les acquis de l’histoire de l’éducation
populaire et industrielle, il souhaite également souligner la spécificité des
savoirs juridiques et économiques. Ceux-ci, en effet, loin de revêtir une
simple dimension cognitive, se caractérisent au contraire par leur caractère
performatif marqué (Chatel, 2015).
En outre, droit et économie politique et/ou sociale apparaissent à la fois comme
deux savoirs porteurs d’enjeux politiques et sociaux particulièrement accusés.
L’historiographie a depuis longtemps souligné le potentiel subversif et (ou parce que)
émancipateur du droit (Israël,
2004) comme de l’économie politique, (Le
Van-Lemesle, 1980) en
particulier lorsqu’elle se décline sous la forme d’une économie dite sociale (Lévy, 1974). Ce dossier aura pour
bornes chronologiques le long xixe siècle, de la Restauration, date des
premiers cours pour adultes (Christen,
2014) jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’entre-deux-guerres apparaissant
comme une période de profond bouleversement et de prise en charge étatique de
plus en plus poussée de l’éducation populaire qui nécessiterait un traitement
différent.
Dans
le cadre de ce vaste chantier, plusieurs pistes pourront être explorées.
Les lieux et les acteurs de la transmission des savoirs
juridiques et économiques au xixe
siècle.
Où
enseigne-t-on le droit et l’économie politique et/ou sociale hors des cadres
scolaires au xixe
siècle ? Il s’agit d’entamer une cartographie de ces enseignements à
destination des profanes. Quelle est la place du droit et de l’économie
politique et/ou sociale au Collège de France, au CNAM, dans les coopératives, dans
les syndicats et bourses du travail, dans les conférences organisées par les
Chambres de commerce, dans les cours du soir pour ouvriers adultes, dans les
conférences et universités populaires, dans les causeries anarchistes, chez les
saint-simoniens, dans les
phalanstères et les familistères, au sein des municipalités socialistes (pour
contrecarrer les cours dispensés dans le cadre du paternalisme patronal), au
sein d’associations dédiées à l’éducation populaire (Association polytechnique,
Société pour l’instruction élémentaire, Ligue de l’enseignement, etc.) ou
encore au sein d’œuvres confessionnelles ou réformatrices (patronages de
jeunes adultes, Société des conférences de Saint-Vincent-de-Paul, Cercles
catholiques d’ouvriers, Semaines sociales, Unions chrétiennes de jeunes gens,
mouvement leplaysien, Sillon de Marc Sangnier, Association catholique de la
jeunesse française, etc.) ?
-
Du côté du droit, on sait, par
exemple, que des cours populaires étaient dispensés aux ouvriers pendant la
Commune, ou encore qu’un petit nombre de juristes, avocats ou professeurs de
droit, s’est engagé dans le mouvement des universités populaires (Audren et Halpérin, 2013). Les membres du mouvement leplaysien ou des
Semaines sociales donnaient également fréquemment des conférences de droit et
d’économie politique et sociale, tandis que le « droit usuel » était
enseigné dans quantité d’associations dédiées à l’éducation populaire.
-
Du côté de l’économie, on connaît
les entreprises des économistes libéraux destinées à promouvoir le libre-échangisme,
comme les conférences de Jean-Baptiste Say à l’Athénée, à destination toutefois
d’un public issu de la bourgeoisie libérale et cultivée ou encore la tournée de
conférences de Frédéric Passy, dans les années 1860, devant un public
mi-bourgeois, mi-populaire (Le
Van-Lemesle, 2004). Des conférences d’économie politique étaient également
organisées dans le cadre des Chambres de commerce, de l’Association
polytechnique, de l’Association philotechnique, etc. (Le Van-Lemesle, 1980). Quant à l’économie sociale, sa
rivalité avec l’économie politique se joue précisément dans ces cours
extra-universitaires : on connaît ainsi les tentatives de certains
personnages pour promouvoir un enseignement populaire d’économie politique et
sociale, comme par exemple celle de l’ingénieur leplaysien Jules Michel à Lyon,
qui enseigne aux ateliers Gillet pendant 25 ans.
De
manière plus générale cependant, ces multiples entreprises de diffusion des
savoirs juridiques et économiques restent à compléter et préciser. C’est dire
qu’on s’interrogera également sur les acteurs de la diffusion de ces savoirs, grands
noms ou foule des inconnus (professeurs de droit et d’économie politique,
praticiens du droit, syndicalistes, instituteurs, etc.). Qui sont ces enseignants
de l’ombre qui dispensent un savoir juridico-économique à des profanes, ni
étudiants en droit ou en économie, ni juristes ou économistes de
profession ? D’une
discipline à l’autre, le profil socio-économique du public qui assiste à ces
enseignements évolue-t-il ? Comment se marque la présence des
femmes ?
Objectifs et temporalités de la
transmission des savoirs juridiques et économiques au xixe siècle.
Quels
objectifs poursuit-on lorsqu’on entreprend de transmettre un savoir juridique
ou économique à des profanes ? De la part des élites, catholiques comme
philanthropiques, dispenser quelques saines notions de droit et d’économie à
des profanes peut avoir pour finalité, dans le contexte de l’émergence de la
question sociale, de moraliser et de domestiquer les classes populaires. Elle
peut aussi, – et ce sera surtout le cas à partir de la IIIe
République –, viser à atteindre l’idéal républicain d’émancipation de l’homme
par l’instruction et à acculturer le peuple à la démocratie. De la part des
milieux syndicaux ou ouvriers, dispenser des rudiments de droit et d’économie politique
et sociale obéit, on s’en doute, à des objectifs très différents :
apprendre à connaître et défendre ses droits ou encore promouvoir un discours
économique différent. Dès lors, ces enseignements ont-ils un
« simple » but d’instruction ou prennent-ils place la forme d’un
militantisme assumé ? (républicain, socialiste, catholique,
libre-échangiste, etc). Quelles cultures juridique et économique ces
enseignements véhiculent-ils ? Quel est le sens de cette appropriation et
de cette transmission des savoirs juridico-économiques aux profanes ? Ces
enseignements sont-ils destinés à fournir un minimum de notions pratiques
directement utilisables ou au contraire à former des citoyens aux vertus
civiques et à acculturer les classes populaires au respect du
droit et du libéralisme économique dominant du xixe siècle ?
C’est
dire qu’il s’agira d’éclairer les enjeux sociaux, idéologiques et politiques mouvants de ces enseignements dans
ce long xixe siècle. Le
choix de la longue durée permettra peut-être de dégager des temporalités
différentes dans la forme (privée ou étatique ; nationale ou locale) et
dans les objectifs (moraliser, instruire, émanciper) de la transmission de ces
savoirs.
Contenu et modalités de la transmission des savoirs
juridiques et économiques au xixe
siècle.
La question du contenu et des modalités
de transmission des savoirs juridiques et économiques doit également être
interrogée, tant dans ses aspects pédagogiques que matériels. Au point de vue
pédagogique tout d’abord, une discipline comme le droit, caractérisée par un
vocabulaire très spécifique dont on a souvent relevé combien il pouvait
paraître sibyllin aux yeux des non-juristes, nécessite un effort d’adaptation à
un public profane. Comment transmettre des rudiments de droit à des personnes
n’ayant pas l’habitude de manier la langue si spécifique des juristes ?
Dès lors, le contenu des cours est-il adapté ou délivré tel quel ? Des
techniques pédagogiques spécifiques sont-elles mises en place pour conserver un
auditoire volontiers fuyant ? Des thèmes sont-ils privilégiés pour
intéresser, retenir et édifier l’auditoire (par exemple, pour les
ouvriers : la propriété, la famille, l’étude des lois sociales, le rapport
du capital et du travail ou les enjeux de la lutte des classes) ?
D’un point de vue matériel ensuite,
dans quel cadre et selon quelles structures s’organisent ces enseignements
populaires (clubs, associations, syndicats) ? Où, comment, à quel
rythme les cours sont-ils organisés pour attirer l’auditoire visé (cafés,
salles de spectacles, cabinets de lecture, bourses du travail ; l’entrée
est-elle libre ou soumise au versement d’une cotisation) ? Ces
enseignements relèvent-ils simplement de l’oralité ou reçoivent-ils un
prolongement éditorial (comptes rendus dans la presse ou publication de
fascicules) ?
C’est
dire que ce vaste chantier, loin d’adopter un point-de-vue interne à l’histoire
du droit et à l’histoire économique, entend à l’inverse dialoguer avec
l’histoire de l’éducation populaire, afin s’emparer pleinement des enjeux de la
vulgarisation des savoirs juridiques et économiques au xixe siècle. Saisir la transmission du droit et de l’économie politique et/ou
sociale dans la Cité : telle pourrait être, synthétisée en une formule,
l’ambition de ce dossier.
Celui-ci
souhaiterait idéalement proposer une analyse multi-scalaire : panorama global
de ces enseignements dans une ville particulière ; études de cas
d’enseignements juridiques et économiques au sein d’une institution ou d’une
association donnée ; études de cas autour d’acteurs particuliers ou au
contraire perspectives prosopographiques plus larges ; articulation entre
discours théorique au sujet de ces enseignements et pratique concrète à travers
un indispensable travail archivistique.
Modalités pratiques
Les propositions
d’articles sont à envoyer, accompagnées d’un bref CV, aux trois
coordinateurs du dossier avant le 15 octobre 2019. Les
articles retenus seront présentés lors d’une journée d’étude organisée
l’Université de Lille 2 en avril 2020.
Ils seront ensuite présentés pour évaluation à la revue le 15 mai 2020. Ils feront alors l’objet d’une double évaluation à
l’aveugle par le comité de rédaction des Études
sociales, comme l’exigent les règles de la revue. Ils peuvent alors être
acceptés sans modification, acceptés sous réserve de modifications ou refusés.
Anne-Sophie
Chambost : anne.sophie.chambost@univ-st-etienne.fr
Laetitia
Guerlain : laetitia.guerlain@u-bordeaux.fr
Farid Lekéal :
farid.lekeal@univ-lille.fr
Bibliographie indicative
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