(Source: Cahiers Jean Moulin)
We learned of a
Call for Papers by Cahiers
Jean Moulin. Here the Call:
Le choix du « quotidien » comme thème du dossier du numéro 5
des Cahiers Jean Moulin peut paraître surprenant, de la part
d’une revue juridique. Non seulement, le terme ne relève pas du vocabulaire des
juristes, mais ce qu’il désigne semble échapper à l’empire du droit. Le
quotidien renvoie à ce qui se répète tous les jours et par-là est habituel ou
familier (selon les sens du terme latin quotidianus) ; le
comportement quotidien s’inscrit dans la moyenne, loin de toute
exceptionnalité. À l’inverse, si l’on met à part le cas des juristes formés au
droit, le rapport des individus à cette technique relève le plus souvent d’un
événement exceptionnel : il ne se manifeste véritablement que lors de
moments inhabituels, ou du moins peu fréquents de la vie ordinaire (conclusion
d’un bail d’habitation, achat d’un logement, procès avec un voisin). Le procès
pénal même, représentation peut-être la plus diffusée et la plus médiatisée de
ce qu’est le droit, tranche, par son caractère rituel, son déroulement, la
façon qu’on y a de s’exprimer, avec ce qui forme la vie quotidienne de la
plupart des individus. Ainsi le quotidien ne serait-il pas concerné par le
droit ou n’interviendrait-il qu’en marge du droit, parce que, dans sa vie
quotidienne, l’individu ne se rend pas compte des rapports juridiques et vit le
recours au procès comme un événement exceptionnel [1]. En ce sens, le droit vient rompre la vie
ordinaire et fait entrer l’individu dans le domaine de l’imprévisible ou de
l’incertitude. Le juriste n’aurait guère de raisons de s’y intéresser non plus,
puisqu’il n’y aurait rien à apprendre pour le droit de pratiques qui n’ont pas
besoin de lui et se déroulent en marge de lui.
Le rejet du quotidien hors de l’investigation scientifique a longtemps
concerné la plupart des champs du savoir. Assimilé à la répétition routinière,
le quotidien manque du soubassement idéologique ou du prestige théorique
suffisants pour arrêter le philosophe, plus occupé à scruter le monde des idées
que l’espace matériel qui l’entoure. Pourtant, la philosophie, depuis au moins
la phénoménologie husserlienne, s’est emparée de la question du quotidien. Le
développement des sciences humaines à partir du xixe siècle, et
en particulier de la sociologie, s’est faite de son côté par le rejet de la
métaphysique au profit de l’étude « mondaine » de ce qui nous
entoure, non sans conséquences sur la science juridique elle-même :
l’étude du droit comme fait social chez Duguit ou la notion de droit social
théorisée par Gurvitch en sont des illustrations. Dans cette perspective
nouvelle, le quotidien ne se réduit pas à des pratiques routinières faites
machinalement, et en cela insignifiantes, mais consiste en un processus continu
d’appropriations et de réutilisations en partie imprévisibles, qui témoignent
de la capacité inventive des individus (Certeau, 1990) et de
« l’extraordinaire de l’ordinaire » (Macherey, 2005).
L’analyse qu’É. Balibar fournit de la « quotidianisation »
du charisme chez Max Weber offre à cet égard des pistes pour l’étude du
quotidien dans le droit (Balibar, 2004). La « quotidianisation » ou
l’expression « inscription dans la réalité quotidienne » sont
préférées au terme de routinisation (utilisé habituellement depuis la
traduction française ancienne de Weber, 1995, p. 326 sq.) pour
traduire la Veralltäglichung (dérivant d’alltäglich,
quotidien) ; cette traduction ôte l’aspect péjoratif du terme routinisation,
que le propos de Weber ne contient pas. La notion de quotidien (alltäglich)
renvoie néanmoins à tout un système de valeurs, et plus précisément de valeurs
d’obéissance fondant, pour Weber, un mode de légitimation de l’exercice du
pouvoir. Parmi les trois formes de légitimité qu’il identifie, la légitimité
charismatique rompt nettement avec le quotidien, qu’il s’exprime de manière
ancienne sous la forme de la domination traditionnelle, ou sous la forme
moderne et plus ambiguë de la domination légale : les processus réguliers,
relativement prévisibles (soit parce qu’il s’agit de répéter le passé, soit
parce qu’il s’agit de suivre des règles toujours plus ou moins identiques), de
ces deux modes d’exercice du pouvoir sont subvertis par la dimension nettement
révolutionnaire du charisme individuel. La « quotidianisation » du
charisme correspond alors à la continuation sous d’autres formes de la
légitimité initialement fondée sur le lien charismatique (résultant du rapport
direct entre le chef ou le leader et ceux qui lui
obéissent) ; le charisme entre dans la réalité quotidienne en se
rapprochant des formes de légitimité traditionnelle ou légale-rationnelle. Dans
l’analyse qu’É. Balibar propose de Weber, tout processus révolutionnaire
passe ainsi nécessairement par une phase charismatique et par une phase de
quotidianisation.
Ce faisant, le quotidien renvoie non seulement à ce qui est ordinaire, mais
à ce qui constitue un modèle de comportement, une règle ou une régularité. On
trouve dans le quotidien la même ambiguïté que dans le champ lexical de la
normalité. Le normal est à la fois un fait (ce qui se fait couramment, en
moyenne) et une valeur (ce qui est préférable). Si le droit est un ensemble de
normes et définit ce qui est conforme à la norme, alors le quotidien, entendu
comme ce qui n’est pas exceptionnel, se répète et ne choque pas les habitudes,
entretient un lien beaucoup plus direct que celui suggéré plus haut avec le
droit, et se trouve même en partie déterminé par le système juridique. Le
quotidien est une pratique perçue comme normale, mais qui dépend elle-même
souvent de la représentation véhiculée par le système juridique.
Cela suppose d’élargir le regard sur les différents usages du droit :
l’usage « répressif » (au sens large), le plus communément associé au
droit, est sans doute dominant, mais ne doit pas occulter l’usage persuasif et
pédagogique par lequel le droit contribue à former une représentation
normalisée du monde, notamment par sa fonction de nomination (Lochak, 1983). Le
droit crée et impose des catégories de langage qui instituent la représentation
commune du monde social (Bourdieu, 2001), jouant, au-delà de la simple question
du respect des règles, un rôle plus diffus pour peser sur l’univers quotidien
des individus. Mentionnons simplement à titre d’exemple le rôle que le droit a
pu jouer pour déterminer la structure de l’espace vécu à partir de catégories
administratives, ainsi lors de l’invention des départements au moment de la
Révolution française (Ozouf-Marignier, 1989).
Cette fonction attribuée au droit témoigne d’une double rupture historique
au seuil de la modernité, qui a un rapport direct avec le quotidien. La première
est interne à la pensée juridique. Le développement des courants juridiques
contemporains, positivisme, normativisme ou encore décisionnisme, témoignent
que le droit est conçu comme un outil fixant des normes de comportement aux
individus, qui peuvent donc entraîner des effets sur leur vie quotidienne. La
conception du droit naturel dominant précédemment prétendait à l’inverse faire
du droit (au moins dans sa version idéale) le simple constat de relations
objectives.
La deuxième rupture porte plus généralement sur l’opérabilité du droit. Les
analyses proposées sur le droit romain antique par Y. Thomas en font un
ensemble de techniques et de procédures internes, destinées avant tout à
produire du droit ; les procédures ont dans le droit même leur propre fin,
sans visée d’emprise sociale (Pottage, 2014). La perspective moderne tend au
contraire à faire du droit un outil normatif destiné à indiquer, produire et
renforcer le comportement jugé adéquat juridiquement. À partir du xviiie siècle,
cette conception donne à l’État, et plus particulièrement à la loi étatique, un
rôle décisif pour intervenir sur la société et sur le comportement individuel.
Investie d’une légitimité politique importante en tant qu’émanation de la
volonté générale, la loi est devenue le support d’un projet de rationalisation
et d’intervention dans la société (Baranger, 2018). Le droit doit dès lors
assurer le bien-être des sujets, jusque dans les moindres gestes des individus.
La vie est touchée dans son quotidien même. Ce projet de transformation de la
société, a été particulièrement pris en charge, dans le cas français, par
l’État, qui devient « instituteur du social » (Rosanvallon, 1990).
L’analyse de ce processus n’est cependant pas sans questions. La première
tient à sa consistance juridique. M. Foucault a pu caractériser la
modernité par le modèle disciplinaire, fait d’action continu sur les corps,
dans les mouvements les plus ordinaires de la vie physique (Foucault, 1975),
avant d’en faire un idéal-type opposé au modèle de la loi : là où la
discipline opère de façon continue et rapprochée, la loi opère de façon plus
lointaine et ponctuelle, lors des procès (Foucault, 2009, p. 10-13). La
règle juridique, lorsqu’elle prétend intervenir dans la pratique la plus
quotidienne des individus, s’appuie sur des savoirs et des données qui sont
élaborées en dehors du droit et fournies par d’autres champs de savoir
(médical, statistique, économique, etc.). Mais conserve-t-elle alors son statut
et sa spécificité de norme juridique ?
La seconde question tient aux destinataires des normes juridiques. Faire du
droit un outil de transformation sociale suppose que la règle soit respectée,
donc effective. Cela renvoie à une autre problématique : celle de l’accès
au droit pour ceux qui n’ont pas de connaissance juridique, afin de le
comprendre ou de le respecter. La diffusion du droit renvoie dans les régimes
démocratiques à un impératif politique : celui de diffuser la connaissance
d’une règle censée avoir un fondement populaire ; elle tient aussi à
l’impératif pratique d’en assurer le respect. Ainsi s’observe à l’époque
contemporaine la multiplication des supports de diffusion du droit souvent sous
une forme simplifiée [2] : au-delà de l’enseignement universitaire,
délivré à ceux qui se préparent à une profession juridique, le développement de
publications à destination des « profanes », revues ou manuels
simplifiés, et la diffusion du droit pratique montrent le souci d’élargir la
connaissance du droit à l’ensemble de la société (Guerlain & Hakim, à
paraître). Le rapport entre le quotidien et le droit ne peut ainsi faire
l’impasse sur le clivage qui existe entre les juristes professionnels
(enseignants, juges ou praticiens) et les « profanes », individus
sans formation juridique spécialisée. Il doit aussi s’attacher à la
représentation que les individus, dans leur vie quotidienne, peuvent se faire
du droit : les études, menées en particulier aux États-Unis, autour de
la legal consciousness, de la conscience que les individus
ordinaires ont du droit, soulignent le rapport différencié au droit selon les
situations de la vie quotidienne et les différents effets de pouvoir qui en
découlent (Pélisse, 2005 ; Ewick & Silbey, 1998 ; Kearns
& Sarat, 1993).
Cette intervention du droit, et plus particulièrement de la loi étatique,
dans la vie quotidienne des individus, ne va pas sans résistances. Celle-ci
peut passer par un retournement de l’outil juridique utilisé par les profanes
dans le but d’obtenir gain de cause. Le mouvement du cause lawyering aux
États-Unis témoigne de l’intérêt pour les mobilisations militantes du droit
dans des situations très concrètes, par l’intermédiaire en particulier des
avocats (Israël, 2001), ce qui transpose d’une certaine manière sur le plan du
droit la dimension inventive du quotidien, mais interroge aussi les contacts
qui peuvent s’établir entre profanes et professionnels.
Mais la contestation peut se faire plus globale, contre l’emprise d’un
droit étatique accusé de détruire les pratiques spontanées des individus. Le
droit coutumier a ainsi été valorisé par certains courants juridiques comme l’expression
de règles émanant des pratiques mêmes de la société, et non d’une volonté
abstraite. Dans la conception romantique de la coutume, la pratique quotidienne
(habituelle et répétée) devient ainsi une source normative valorisée, qui
s’oppose à l’abstraction de la loi ou du code. La tradition marxiste, à la
suite des articles de Marx sur le vol de bois, s’est également intéressée à la
façon dont le droit étatique, considéré comme bourgeois, a fait l’objet de
contestations destinées à affirmer la légitimité des coutumes populaires (Marx,
2013 [1842] ; Thompson, 2014 [1975]). Au xxe siècle,
contestant le normativisme ou le positivisme étatique, le courant du pluralisme
juridique a défendu, dans la théorie juridique, l’existence d’une pluralité
d’ordres juridiques et la capacité d’auto-organisation et d’auto-régulation des
sociétés sans la médiation de l’État. Il s’est agi de ne pas voir du droit que
dans les productions de l’État, mais aussi (et surtout) dans la vie
quotidienne, qui produit des normes, même non cohérentes, peu systématiques et
peu structurées. Cette perspective, s’opposant au volontarisme juridique de la
modernité, dissout l’idée même de « projet juridique » par lequel on
prétendrait réguler la vie des gens et remet en cause la prééminence de l’État
(Hespanha, 1997), souvent par la valorisation des situations historiques
prémodernes de pluralisme (Grossi, 1995). Le savoir juridique redevient un
mécanisme prudentiel d’observation de phénomènes extérieurs à lui, par le biais
notamment du procès casuistique, et non un projet de régulation des
comportements. Dans cette perspective, les mécanismes de discipline les plus
efficaces se situent à un échelon très rapproché, formant un véritable droit
du quotidien.
On le voit, les pistes ouvertes par la question du quotidien sont
nombreuses et interrogent au premier chef l’inscription du phénomène juridique
dans la société. Les articles proposés pourront procéder d’une analyse du droit
positif comme de l’histoire du droit, à partir d’un point de vue juridique,
sociologique ou de science politique. Les articles pourront porter sur des
études de cas, mais aussi concerner des approches plus théoriques sur le lien
que le quotidien entretient avec le droit. Ils peuvent s’inscrire dans les
thèmes suggérés par l’appel à communication ou explorer d’autres objets
pertinents pour la compréhension du rapport entre quotidien ou vie quotidienne
et droit.
La date limite pour l’envoi des propositions est
le 1er mars 2019.
BIBLIOGRAPHIE
É. Balibar, 2004, « La “quotidianisation du charisme” selon Max
Weber », intervention le 3 novembre 2004 à l’université Lille 3.
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1. Arts de faire, Paris, Gallimard.
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L. Israël, 2001, « Usages militants du droit dans l'arène
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trad. Chr. Jaquet, Paris, La Découverte.
M. Weber, 1995, Économie et société. 1. Les catégories de
la société, trad. J. Freund et
alii,Paris, Pocket.
[1] Sur la différence entre les one-shotters (individus
ne recourant qu’une seule fois ou rarement au procès au cours de leur
existence) et les repeat-players (cas notamment des grandes
entreprises ou des acteurs institutionnels habitués aux procès), Galanter,
1974.
[2] Gaius a composé au iie siècle
un Livre des choses quotidiennes (Gai rerum cottidianarum
sive aureorum libri VII, Lenel, 1889, I, col. 251 sq.), autre
manuel plus détaillé que les Institutes du même auteur (malgré
sa transmission fragmentaire) et destiné aux praticiens du droit (plutôt qu’aux
étudiants) ; le titre en a été repris par quelques ouvrages à l’époque
moderne. Si l’on excepte ces titres, les ouvrages ou les collections associant
droit et quotidien apparaissent principalement dans la deuxième moitié du xixe siècle.
(Source : Cahiers
Jean Moulin)
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